Un secteur stratégique en mutation
L’agriculture française occupe une place majeure sur la scène internationale, se positionnant comme le cinquième exportateur mondial et le troisième exportateur européen. Pourtant, le secteur fait face à une dépendance croissante vis-à-vis des importations, notamment en ce qui concerne les engrais, l’énergie fossile et les aliments pour le bétail. Héritier d’un modèle de production modernisé après la Seconde Guerre mondiale, fondé sur la mécanisation, l’utilisation d’intrants et la sélection animale et végétale, le système agricole français poursuit aujourd’hui sa transformation en intégrant progressivement des innovations à toutes les étapes de la production, dans une logique d’optimisation constante.
Dans ce contexte, la Cour des comptes a publié en février 2025 un rapport consacré à l’innovation en agriculture, évaluant l’efficacité des politiques publiques mises en place pour accélérer la transition agroécologique et renforcer la compétitivité du secteur. Entre 2017 et 2024, hors recherche et développement, les soutiens publics à l’innovation agricole ont atteint près de 8,5 milliards d’euros, soit plus de 1 milliard d’euros par an, répartis de façon inégale entre l’appropriation des innovations par les exploitants (40 %), leur valorisation (29 %), leur diffusion (16 %) et des financements transversaux (15 %) pouvant concerner plusieurs segments du processus d’innovation. L’analyse de la Cour s’appuie notamment sur un sondage réalisé auprès de 1 005 chefs d’exploitation. en identifiant les leviers, les freins et les recommandations pour renforcer l’impact des politiques publiques dans un secteur en pleine mutation.
Une adoption progressive mais inégale des innovations
Taux d’adoption et types d’innovations
Le premier chapitre du rapport montre que l’innovation est désormais largement répandue dans le monde agricole français, puisque 86 % des exploitants interrogés ont adopté au moins une innovation au cours de la période 2023-2024. Cette dynamique d’innovation est néanmoins graduelle : les agriculteurs privilégient des changements progressifs qui améliorent l’existant, comme de nouvelles semences, des matériels agricoles plus performants ou des méthodes culturales alternatives, plutôt que des bouleversements radicaux de leur organisation.
Le graphique n°1 illustre que, parmi les différentes pratiques innovantes adoptées par les agriculteurs, près de 50 % des répondants ont recours à des méthodes de substitution aux produits phytosanitaires, tandis que 37 % privilégient la conservation des sols. À l’inverse, l’adoption des technologies les plus récentes, comme les agroéquipements connectés, demeure marginale, avec seulement 14 % des agriculteurs concernés.
Profils des agriculteurs et attentes vis-à-vis de l’innovation
Le rapport souligne également qu’il n’existe pas de profil type d’agriculteur innovant : si les exploitants les plus diplômés, issus du milieu agricole, disposant d’un bon accès à Internet et engagés dans des démarches qualité adoptent davantage d’innovations, l’âge n’est qu’un facteur secondaire, les plus jeunes étant seulement un peu plus enclins à intégrer les outils numériques. Les grandes cultures se distinguent par une adoption plus forte de l’Agritech, contrairement aux polycultures et poly-élevages, moins innovantes, tandis que les cultures spécialisées privilégient surtout les innovations écologiques.
Le graphique n°2 met en lumière les objectifs assignés à l’agriculture de précision, qui reflètent les principales attentes des exploitants vis-à-vis de l’innovation. Une majorité d’entre eux considère que la protection contre les aléas climatiques (86 %) et sanitaires (83 %) est un objectif « essentiel » ou « important », tout comme la réduction des charges de travail (81 %). La réduction des intrants constitue également un enjeu fort : 78 % des agriculteurs perçoivent l’innovation comme un moyen de limiter l’usage des produits phytosanitaires. En revanche, seuls 50 % y voient un levier pour augmenter les rendements, signe que la performance productive n’est plus le seul critère de valorisation des nouvelles technologies agricoles.
Les freins à l’innovation agricole en France
Les principaux freins à l’innovation restent d’ordre financier : 71 % des sondés citent le coût initial élevé et le retour sur investissement trop long comme obstacles majeurs. À cela s’ajoutent des freins structurels liés à l’organisation des filières, qui favorisent les solutions standardisées au détriment de systèmes alternatifs plus innovants.
Ainsi, malgré une forte dynamique d’innovation, l’appropriation des nouveautés par les exploitants n’atteint pas encore le niveau nécessaire pour répondre pleinement aux ambitions de la transition agroécologique et de la troisième révolution agricole.
Diffusion des innovations : constats et limites
Poids budgétaire et enjeux de formation
Le deuxième chapitre du rapport analyse l’efficacité des soutiens publics à la diffusion de l’innovation auprès des exploitants agricoles et met en évidence leurs limites. Il apparaît que le segment de la diffusion de l’innovation demeure le moins soutenu par la politique publique, avec seulement 16 % des financements totaux alloués à ce domaine.
La formation, bien qu’en progression, ne parvient pas à couvrir la diversité croissante des profils agricoles, notamment parce qu’un tiers des nouveaux installés n’a aucune formation agricole, et que les compétences requises pour exercer ce métier ne cessent de s’élargir, intégrant désormais la gestion, le marketing, la maîtrise du numérique et l’agronomie.
La formation continue, pourtant essentielle pour permettre aux agriculteurs d’actualiser leurs connaissances dans un secteur en mutation rapide, reste insuffisamment développée et soutenue par les pouvoirs publics.
Qualité de l’information et efficacité du conseil
L’information, quant à elle, est abondante grâce à la diversification des canaux numériques et à l’ouverture des données, mais sa qualité demeure inégale et l’interopérabilité des données pose problème, limitant leur circulation et leur appropriation par les agriculteurs.
Les structures de transfert, telles que les fermes expérimentales ou les instituts techniques agricoles, jouent un rôle important pour tester et valider les innovations, mais la diffusion de leurs résultats reste perfectible, notamment en raison de moyens humains et financiers limités.
Les collectifs d’agriculteurs et les organismes nationaux à vocation agricole et rurale favorisent l’accompagnement personnalisé et la diffusion des bonnes pratiques, mais leur impact reste limité à l’échelle nationale.
Le conseil, longtemps considéré comme le vecteur privilégié de l’innovation, souffre aujourd’hui d’un manque de coordination et de différenciation, avec une offre éclatée entre chambres d’agriculture, secteur privé et coopératives, ce qui complique l’accès à un accompagnement adapté, notamment pour les exploitants engagés dans des démarches innovantes ou alternatives.
L’analyse montre que les agriculteurs les plus innovants sont aussi ceux qui sollicitent le plus de conseils et diversifient leurs sources, mais près d’un tiers des exploitants restent peu accompagnés, ce qui freine l’adoption de nouvelles pratiques.
À ce sujet, le graphique n°3 du rapport illustre clairement la corrélation entre le degré d’innovation des exploitants et la diversité des sources de conseil mobilisées, mettant en évidence que plus un agriculteur est innovant, plus il a recours à différents types de conseil.
Une stratégie publique encore incomplète
Enfin, le rapport souligne que la politique publique manque d’une stratégie claire pour mobiliser et entraîner les agriculteurs les plus éloignés de l’innovation, et qu’un effort particulier devrait être porté sur la formation continue, la qualité de l’information et l’accès à un conseil indépendant et adapté, afin de répondre efficacement aux besoins d’un secteur agricole en pleine transformation.
Valorisation et positionnement de l’Agritech française
Politique de soutien à la valorisation
Le troisième chapitre du rapport s’intéresse à l’impact des politiques publiques sur le positionnement de l’Agritech française tout au long de la chaîne de valorisation. Il met en évidence la diversité et l’ampleur des soutiens publics, qui se déclinent entre financements historiques du secteur agricole et dispositifs exceptionnels destinés à encourager la prise de risque et la valorisation des innovations, notamment à travers des appels à projets ou des plans de relance.
Ces soutiens bénéficient à la fois à la recherche, aux entreprises innovantes, aux collectivités et, plus indirectement, aux agriculteurs, avec un rôle particulièrement central de Bpifrance, qui concentre près de la moitié des crédits engagés sur la valorisation, et de FranceAgriMer, qui gère notamment plus de 600 millions d’euros d’aides à l’investissement dans les agroéquipements sur la période récente.
Résultats et perspectives internationales
Grâce à cette mobilisation, la France parvient à maintenir son rang dans le secteur de l’Agritech, malgré la concurrence croissante des pays émergents, en particulier la Chine.
La France conserve un niveau stable de transfert de la recherche vers la valorisation, avec un taux de 3 %, aligné sur sa part du PIB mondial, et se distingue par la progression des levées de fonds de ses entreprises du secteur : en 2022, les start-up françaises de l’Agritech ont levé plus de 800 millions d’euros, ce qui place la France au 2e rang européen derrière l’Allemagne.
Les domaines d’innovation sont variés, allant de la gestion des maladies animales et végétales aux agroéquipements, en passant par la sélection végétale, les procédés physico-chimiques et les biotechnologies, avec une montée en puissance du biocontrôle.
Le graphique n°4 du rapport illustre la répartition des thématiques d’innovation, en montrant notamment la part croissante des solutions de biocontrôle et la dynamique autour des technologies numériques et robotiques.
Obstacles structurels à lever
Le paysage de l’Agritech française se caractérise par un écosystème diversifié, composé de grands groupes, de coopératives, de start-up et de consortiums structurés autour de thématiques complémentaires, comme la fertilisation raisonnée, le numérique agricole, la robotique ou le biocontrôle.
Cependant, plusieurs freins structurels persistent et limitent la capacité de l’Agritech à passer à l’échelle supérieure : l’accès à l’expérimentation reste difficile pour les entreprises innovantes, la coordination entre infrastructures est insuffisante, et les délais d’accès au marché, notamment pour les produits phytosanitaires, sont particulièrement longs (jusqu’à 7 ans en moyenne).
À cela s’ajoutent des lacunes dans le domaine du numérique, avec une couverture réseau encore incomplète pour de nombreux agriculteurs et un manque d’interopérabilité entre les différentes solutions technologiques, ce qui complique leur appropriation.
Malgré ces obstacles, la politique publique a permis de soutenir l’émergence et la valorisation de nombreuses innovations, tout en partageant le risque financier entre jeunes pousses, entreprises matures et investisseurs.
Recommandations de la Cour des comptes pour 2025
La Cour conclut que la politique publique a permis de renforcer la compétitivité de l’Agritech française, mais recommande d’intensifier les efforts sur plusieurs points :
Faciliter l’expérimentation pour les entreprises innovantes,
Accompagner les petites structures dans les procédures réglementaires,
Renforcer la formation continue et le conseil indépendant,
Améliorer la couverture numérique et l’interopérabilité des solutions,
Développer une stratégie ciblée pour toucher les agriculteurs encore éloignés de l’innovation.
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